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Avec Les Amandiers, la cinéaste replonge dans cette école dirigée par Patrice Chéreau qui l’a formée au métier d’actrice. L’occasion idéale d’échanger sur son processus de création, devant comme derrière la caméra, et la manière dont on se libère ou non d’un tel mentor.

Cet entretien est paru à l'origine dans le numéro 534 de Première, toujours disponible en kiosque et sur notre boutique en ligne.

PREMIÈRE : À la fin de l’été, une courte séquence extraite du documentaire Il était une fois 19 acteurs, que François Manceaux a consacré à l’école des Amandiers, a fait le buzz sur les réseaux sociaux. Vous êtes jeune et quand on vous demande ce que vous attendez d’un metteur en scène, vous répondez « qu’il m’aime et qu’il me casse ». Vous diriez la même chose aujourd’hui ?
VALERIA BRUNI TEDESCHI :
« Qu’il me casse », je ne le dirais plus. La vie est passée depuis et je n’ai vraiment pas besoin de ça ! Quant à « qu’il m’aime », je dirais plus « qu’il m’accueille ». C’est en tout cas ce que j’essaie de faire avec mes acteurs. Et c’est un grand bonheur pour moi. Car je le fais peu dans la « vraie » vie. Je suis trop peu attentive aux autres, trop autocentrée. Mais lorsque je mets en scène, je me transforme en grand sage. J’ai la sensation d’être dans une position d’adulte alors qu’en tant qu’actrice, je me sens plus enfant ou adolescente ; quelqu’un qui a envie de se faire aimer alors que l’adulte aime. Je préfère cette place de protectrice. Au fond, pour moi, c’est plus gai d’être adulte que d’être enfant.

Quand vous jouez dans vos propres films, vous devenez schizophrène ?
Cette question, je me la suis posée avant mon premier film, Il est plus facile pour un chameau. Et je suis allée demander conseil à Patrice Chéreau pour savoir comment combiner les deux. Il m’a dit une chose qui m’accompagne depuis : « Surtout, ne te dé- double pas. C’est la même personne qui joue et qui réalise. Unis-toi. » Exactement le contraire de ce que j’aurais fait spontanément! Depuis, il n’y a jamais de frontière entre le personnage que je joue et la réalisatrice qui dirige les autres. Cette possibilité d’effacement des frontières entre la vie et le travail est sans doute la chose la plus précieuse que nous a enseignée l’école des Amandiers. Pour rendre le travail très vrai et pas uniquement technique. Pour mêler ses propres émotions et celles de son personnage.

Les Amandiers : Valeria Bruni-Tedeschi revisite brillamment ses années Chéreau [critique]

On sait que ce mélange peut se révéler dangereux. Vous n’avez jamais eu peur de vous y perdre ?
Bien sûr qu’on peut s’y perdre. Et j’ai conscience que l’école des Amandiers ne nous a pas vraiment donné les armes pour gérer tout ça, pour nous aider à nous retrouver une fois la pièce ou le tournage terminés. Mais on nous a offert autre chose : l’envie et les instruments pour nous perdre, afin de faire cadeau de ce déséquilibre, de cette fragilité, à nos personnages.

Comment se débrouille-t-on pour retomber sur ses pieds ?
Pour ma part – et c’est pour cela que j’ai tenu dans Les Amandiers à évoquer Lee Strasberg à travers un voyage à New York – c’est en travaillant, après l’école des Amandiers, avec des grands coachs américains de la Méthode comme Susan Batson. C’est auprès d’eux que j’ai trouvé des instruments pour ne plus me mettre en danger, sauf sur scène. J’y ai appris – et compris – qu’il ne faut jamais abîmer l’instrument qu’est son corps. La Méthode m’a ouvert des horizons, mais uniquement comme complément à cette expérience de vie et de travail que j’avais connue avec Chéreau.

Vous n’avez jamais eu le sentiment d’être écrasée par la figure de Chéreau ? Une fois que vous étiez sortie de l’école, n’a-t-il pas pris à certains moments plus de place que vous ne le souhaitiez ?

Pendant l’école, j’étais vraiment l’élève qui essayait de faire au mieux. Et c’est vrai que, par la suite, j’ai eu du mal à me défaire de ce rapport-là. Le fait que je n’ai jamais encore osé mettre en scène du théâtre vient sans doute du fait que je suis, sur ce terrain-là, encore écrasée par lui. Mais un tournant a eu lieu sur le tournage de Ceux qui m’aiment prendront le train où je le vouvoyais encore. Un jour, il m’a prise à part pour me dire : « Tu n’es plus mon élève. » Cette phrase m’a autorisée à changer mon rapport à Chéreau. Il m’a fait là un cadeau énorme car il au- rait pu rester dans la position confortable du mentor qui vous guide, certes, mais vous écrase aussi de sa puissance.

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On a pu entendre récemment un autre son de cloche chez Agnès Jaoui, élève des Amandiers elle aussi, qui expliquait avoir eu affaire à un gourou, à quelqu’un qui avait besoin de diviser pour mieux régner. C’est quelque chose que vous pouvez entendre ? Évidemment. Chacun a sa perception de ces années où tout était sans cesse en mouvement. Où, selon les jours, on était plus ou moins aimé et du coup on aimait plus ou moins Patrice comme Pierre [Romans, metteur en scène qui enseignait aussi aux Amandiers], qui était tout aussi important que lui. Tout cela créait de la tension, du malaise, de l’inconfort... Mais toujours dans certaines limites.

Lesquelles ?

Chéreau ne nous malmenait pas. Il pouvait rentrer dans de grandes colères quand on ne se mettait pas assez en danger à ses yeux. Mais ce n’était ni un sadique ni un pervers. Y compris dans sa façon de draguer : il n’y a jamais eu de chantage au rôle par exemple. Il pouvait tomber très amoureux d’un homme hétérosexuel en sachant qu’il ne se passerait jamais rien, sans que cela ne change rien aux rôles qu’il lui proposait. Et j’espère vraiment qu’on le ressent dans mon film.

Quand on plonge dans ses souvenirs, comment faire pour éviter justement d’enjoliver les choses, de taire les moments moins glorieux ?

C’est très simple pour moi, car quand je fais des films, j’ai envie de parler des douleurs. Je galère bien plus à trouver les moments de bonheur ! (Rires.)

Y compris dans votre manière de raconter un homme qui a tant compté pour vous. Ça n’affecte pas votre création en vous censurant, consciemment ou non ?
Je vais être honnête. Oui, ça a été difficile pour moi de critiquer le personnage de Chéreau. Dans la première version du scénario, il était très bien élevé, très sérieux. Sauf que Chéreau lui-même aurait dé- testé qu’on accole son nom à un personnage lisse car il les haïssait. Ce qu’il aimait dans l’être humain, c’était son côté obscur. Je me suis donc sentie obligée pour lui rendre hommage... de ne pas lui rendre hommage! C’est étrange car je le sens très présent depuis sa disparition. Récemment, Marthe Keller m’a dit une phrase que je trouve extrêmement juste : « Patrice est le plus vivant de tous nos morts. » Pour- tant, j’ai perdu énormément d’êtres chers. Mon frère est mort, mon père est mort... Mais Patrice, c’est autre chose. Il fait partie des fantômes qui peuplent le film, avec ceux de Pierre Romans, de Luc Bondy, de Bernard-Marie Koltès, de Michel Piccoli et de tous les élèves qui ne sont plus là. La drogue et le sida ont fait des ravages durant ces années. On avait conscience de côtoyer la mort au quotidien. J’ai tenu à le raconter dans Les Amandiers. Montrer qu’on avait à la fois l’inconscience de la jeunesse et la conscience de cette tragédie qui fauchait nos proches.

Créer pour vous passe par l’évocation ou la reconstitution de moments que vous avez traversés, y compris tragiques. Je pense à la scène de l’enterrement du personnage inspiré par le comédien Thierry Ravel, qui était votre compagnon à l’époque. Comment vivez-vous ce type de moment ? Comme une souffrance ? Une catharsis ?
Écrire crée chez moi un filtre, un antidote à la nostalgie, alors que je suis très mélancolique et nostalgique dans la vie. L’autre antidote, dans le cas des Amandiers, ce sont les jeunes comédiens que j’ai réunis. Soudain, il ne s’agit plus des gens d’il y a trente ans mais d’eux. Donc quand je suis au cimetière, les images du passé ne me reviennent pas, je suis totalement dans le présent des scènes. Je me vis vraiment comme un artisan qui essaie de faire le plus beau des meubles. Et je fais volontiers miens les mots de Woody Allen : « Le travail est un subterfuge à l’angoisse. »

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Et un endroit où vous semblez aussi beaucoup vous amuser. Dans Des Amandiers aux Amandiers, le documentaire que Karine Silla Perez et Stéphane Milon ont consacré à l’aventure de votre film, on vous voit ainsi jouer toutes les scènes devant vos comédiens. Cela fait toujours partie de votre processus de création ? Non, ce n’est pas systématique. Si je l’ai fait autant sur le plateau des Amandiers, c’est sans doute parce que je ne joue pas moi-même et que je dirige de jeunes comédiens. C’est ma façon de les prendre par la main. En leur parlant pendant les scènes, c’est comme si je me glissais à l’intérieur d’eux. Mais je ne fonctionne pas de la même manière avec tous. Je chuchotais beaucoup plus dans les oreilles de Nadia [Tereszkiewicz] que dans celles de Sofiane [Bennacer] avec qui j’ai vite senti que je ne devais pas être trop intrusive. Que ça n’allait ni l’aider ni lui faire du bien. Certains sur le plateau m’ont d’ailleurs demandé pourquoi j’avais l’air de moins le diriger que les autres. Mais je ne le dirigeais pas moins, je le dirigeais autre- ment. En l’accueillant les bras grands ou- verts. Alors que Nadia, il fallait l’accueillir mais aussi la bousculer.

Vous exprimez d’ailleurs dans le même documentaire le besoin et le plaisir de malmener vos comédiens... Malmener mais pas maltraiter ! Et là encore, pas tout le monde et pas de la même manière pour tous. Parfois, c’est même l’inverse d’ailleurs. Louis [Garrel, qui interprète Patrice Chéreau] par exemple, j’ai compris que je devais le laisser me malmener. Que c’était son plaisir et ma façon de le diriger. Je l’ai laissé se moquer de moi devant tout le monde. Car ainsi, il me donnait des choses plus précieuses que ce qu’on avait écrit.

Vous avez déjà été malmenée en tant qu’actrice ?
Non, jamais. Une fois, j’ai pu me sentir mal aimée. J’en ai d’ailleurs tiré un film en 2007, Actrices.

Comment pensez-vous que vous réagiriez si c’était le cas ?
Je pense que je n’aimerais pas... (Silence.) Quoique je sois sans doute assez maso pour en avoir envie et finir par aimer ça ! (Rires.) Mais alors, il faut que ce soit avec un génie. J’aurais bien voulu être dirigée par Pialat. Et je veux bien tourner avec Kechiche qui a la réputation d’être dur. Une chose est sûre : je ne pourrais me mettre en souffrance que dans un imaginaire qui m’inspire. 

Les Amandiers. De Valeria Bruni-Tedeschi. Avec Nadia Tereszkiewicz, Sofia Bennacer, Louis Garrel... Durée 2h06. Sortie le 16 novembre 2022