Toutes les critiques de Les Amants réguliers

Les critiques de la Presse

  1. Fluctuat

    Aujourd'hui encore, Philippe Garrel reste un cinéaste méconnu. Raison de plus pour découvrir Les Amants réguliers, son 27e et dernier long métrage. Relatant un parcours personnel au coeur de Mai 68, le film est aussi une oeuvre sur une jeunesse qui tente de s'affirmer, entre amour et désir de création.
    Venise réussit bien à Garrel. Le réalisateur de La Cicatrice intérieure y a récolté trois prix : dernièrement le Lion d'Argent de la meilleure mise en scène pour Les Amants réguliers, en 2001 le prix international de la critique pour Sauvage Innocence, en 1991 un Lion d'Argent pour J'entends plus la guitare. A part ça ? Un prix Jean Vigo en 1982 pour L'enfant secret et un prix à Cannes en 1984 pour Liberté la nuit. Malgré tout, si aujourd'hui tout le monde connaît Godard les films de Philippe Garrel restent confidentiels. Ils ressortent peu, passent rarement à la télévision... Aujourd'hui son 27e film est une denrée aussi rare que chère : Les Amants réguliers sort dans 9 salles sur toute la France.Menant certains débats lors de la rétrospective qui lui fut consacrée à la Cinémathèque française il y a un an, Philippe Garrel l'air bonhomme jugeait qu'il était tout à fait compréhensible - voire recommandé - de s'endormir lors de quelques séquences de certains de ses films de jeunesse. Propos étonnants... et rassurants. Cette franchise assumée alors que l'évènement impliquait plutôt les airs compassés désarçonnait : Garrel nous enjoignait, d'un coup, à écarter toute admiration à son égard pour vraiment considérer son cinéma. Le réalisateur n'est ni une star, ni une « hauteur » : il fait des films, coûte que coûte, là est sa force. Ce travail qui s'accomplit fait table rase toute les révérences. Revoir Sauvage Innocence.Alors qu'il pourrait promouvoir la sortie de son film, il refuse nombre d'interviews. Seul Philippe Azoury, qui va publier un essai sur le réalisateur aux éditions des Cahiers du Cinéma, a eu un entretien qui paraît dans le numéro de novembre de la mythique revue. Le réalisateur en retrait de ses films leur laisse toute sa parole et s'efface derrière eux. Tout cela pourrait paraître anecdotique s'il n'en payait le prix. Les films sont le fruit de sacrifices : une preuve qu'il est possible de dire le monde avec peu de moyens. Pourtant pas de fanfaronnade : Garrel semble faire des films aussi naturellement qu'il respire. Dès lors on comprend que son oeuvre soit si mêlée à sa vie personnelle. Si bien qu'on peut retracer la genèse et la présence de ses amantes, égéries qui ponctuent sa filmographie. Inspiratrices de passage, toutes sont figurées là, rassemblées dans ce dernier opus. De Nico à Brigitte Sy en passant par Caroline Deruas-Garrel, sa dernière compagne, ce film présente toute ses inspiratrices et leur rend hommage.Tout long-métrage est au moins un documentaire sur ses acteurs disait en substance Jacques Rivette, de nombreux critiques ont rajouté que c'était aussi un document sur son réalisateur, CQFD. Philippe Garrel qui a longtemps fait jouer son père, Maurice, donne ici à son fils, Louis, le rôle principal. D'apparence, la filiation est masculine. Louis a joué dans Dreamers un piètre film commercial sur 68, signé Bernardo Bertolucci. Il a d'ailleurs fait le mannequin comme ses deux partenaire de jeux, Michael Pitt et Eva Green pour des pubs Armani directement liées à ce long-métrage. En lui donnant ce premier rôle, c'est comme si papa Philippe voulait remettre son fils dans le droit chemin et lui dire quelque chose comme, « la complaisance a quelque chose d'impardonnable ». L'oeuvre de Garrel a quelque chose du documentaire tant elle est rivée à sa vie personnelle. Le cinéaste a grandi, mûri au fil des questions qu'il se pose en filmant son entourage, son monde... Aujourd'hui il revient sur son passé et parvient, encore une fois à réaliser un document sur une époque.Dans Les Amants réguliers, il retrace son propre parcours de soixante-huitard. S'il nous parle de sa jeunesse c'est, cette fois avec la perspective du temps qui a passé. Pourtant pas de nostalgie ni condescendance. Il n'omet ni les doutes, ni les souffrances, n'épargne rien, ni les acteurs de cette époque, ni leurs admirateurs actuels. Telle une figure un brin paternelle sans jamais être moralisatrice, il nous raconte quelque chose du vieux temps, pas forcément bon, mais vécu pleinement.
    La jeunesse d'hier qui se cherche ressemble à celle d'aujourd'hui qui voudrait se trouver. Celle des Amants... fait ses expériences avec extrémisme et douleur et bonheur et doutes. L'idéal politique avorté, elle tente la consommation de toutes les substances illicites, opium d'une foule en errance, supportée par une bourgeoisie suffisamment riche pour lui fournir ses fixes. Ceux qui se battaient derrière les barricades se réfugient dans un monde éthéré.Les Amants réguliers première partie : 1968. Sous la caméra du réalisateur ce n'est ni un phénomène historique, ni une étude sociologique, ni une occasion de ressortir costumes pat' d'eph' et patchouli. Les évènements de mai ont existé avant d'entrer dans l'Histoire parce que des jeunes croyaient en leurs espoirs et rêvaient leur idéal. Ils se sont battus aux côtés de quelques adultes pour changer la société. Qui a dit qu'ils avaient gagné ? Dans une très belle séquence, Maurice Garrel, le grand-père, Louis, le fils et Brigitte Sy, la mère, parlent de la révolte. Il n'est question ni de victoire, ni de bouleversement, mais de défaite et de résignation : finalement rien n'a changé. Plus de trente ans après, il semble que l'amertume soit avalée et qu'il soit possible pour quelqu'un qui y a cru et qui s'est donné dans ce combat de dire ça, simplement.Au-delà de cette affirmation et de cette fermeté du discours, la cinématographie. Evidemment, la première chose remarquable dans Les Amants... est le noir et blanc de William Lubtchansky. Le chef opérateur a d'ailleurs reçu un prix à Venise pour ce travail de la photo. Filmer en 35 mm en noir et blanc aujourd'hui est économiquement plus lourd que de filmer en couleurs et ce choix est déjà signifiant, surtout quand on n'est pas adossé à une production riche. Alors que la vidéo et la caméra DV sont les parangons des films fauchés d'aujourd'hui et que les spectateurs sont sous le coup d'une généralisation de la projection numérique dans toutes les salles de France, Garrel prouve d'abord qu'il est encore possible de faire du Cinéma, c'est à dire de prendre le temps de consacrer l'argent et les efforts nécessaires pour fabriquer des images sans trucs. En choisissant de payer le prix, Garrel donne de facto une valeur à la matière pelliculée - valeur qu'elle avait un peu perdue à force, sans doute, d'être bourrée d'effets spéciaux. Ici, la matière pelliculée est encore l'essentiel du 7e Art. Dès lors il redonne un peu de sens aux images alors que nous sommes submergés par elles, pris par leur flot continu. La précision du trait a ici quelque chose d'hyper réaliste. Ce noir et blanc convoque la patine du temps d'hier et la véracité du présent et c'est alors un genre, un courant esthétique qui s'élabore là.Titre étrange. Les Amants réguliers est découpé en chapitres et ne parle d'amour qu'à son mitan ; et comme souvent, Philippe Garrel mêle ce sujet à celui de la création. Elle et lui se sont vus sur les pavés. Ils se retrouvent à une soirée tels les jeunes d'aujourd'hui. Rien de particulièrement 69 dans leur manière de s'approcher, rien d'érotique, ni d'emblée sexuel. La manière dont ils se sourient, dont ils commencent à se parler, a même quelque chose d'un peu désuet, proche de l'amour courtois. Il lui dit qu'il est poète, elle lui confie qu'elle est sculpteur. Parfaits amours, comme ça ils pourront faire connaître à l'autre "ce qui compte vraiment" pour chacun d'eux. En attendant de vivre pleinement de leur art, d'avoir grandi et d'en assumer toutes les conséquences, ils s'essaient et explorent les questions.En 1968, la nécessité d'être créateur semble d'autant plus forte qu'on a pris la parole politique sans que cela ait changé le monde. Ceci dit, ce n'est parce qu'on se le proclame, qu'on est poète... Comment même s'affirmer peintre ou sculpteur ? Quelles attitudes impliquent ces engagements ? Est-il plus important de rester avec l'aimé ou doit-on l'abandonner au profit d'un projet artistique ? Que devient l'amour fou au milieu de ces considérations matérielles ? Les Amants... parlent aussi de cela. A la différence de l'écrivain qui peut travailler ses rimes sur un coin de canapé, elle, a les mains dans la matière. Elle se confronte à ce que le monde a de plus concret : les trois dimensions de l'espace, l'équilibre et l'effort physique impliqué par ce face à face. La sculpteur est dans ce qu'elle fait, elle fonce, malgré les questions n'est pas prise dans le mirage des rêves cocaïnés. Il se dégage d'elle, alors, une forme d'indépendance qui fait qu'on se demande si, finalement, ce n'est pas elle, la figure la plus garrélienne des deux, elle qui représente l'art qu'on façonne plutôt que celui qu'on pense...Les Amants Réguliers
    Un film de Philippe Garrel
    France, 2004
    Durée : 2h58
    Avec Louis Garrel, Clotilde Hesme, Caroline Deruas-Garrel, Brigitte Sy, Maurice Garrel...
    Lion d'argent de la meilleure mise en scène au Festival de Venise 2005
    Sortie salles France : 26 octobre 2005[Illustrations : Les Amants Réguliers. Photos © Ad Vitam]
    - Consultez salles et séances sur le site Allociné.fr
    - Lire la chronique de La Cicatrice intérieure (Philippe Garrel, 1972)
    - Flu old school : lire la chronique de Sauvage innocence (Philippe Garrel, 2001)