John Paul Kelly : "Dans Mystère à Venise, l’immeuble est un vrai personnage"

Le responsable des décors du dernier film de Kenneth Branagh nous entraîne dans les coulisses de ce murder mystery à la beauté envoutante.

La guerre est finie. Un Palais Vénitien. A quelques pas du grand canal, c’est à travers les couloirs sombres et les pièces fantasmagoriques d’un palazzo décati que Mystère à Venise (au cinéma le 13 septembre) embarque son spectateur. Dans ce troisième film de la saga Hercule Poirot - toujours mis en scène et interprété par Kenneth Branagh - le détective belge se retrouve confronté au surnaturel. Au cours d’une soirée d’Halloween, un fantôme plane sur les festivités (celui d’Alicia, une gamine morte des années auparavant) puis deux morts bien réels rendent cette fête de la citrouille particulièrement macabre. Mais le privé moustachu est dans la place. Et lorsque l’intrigue s’emballe, Poirot prend les commandes. Il ferme les deux lourdes portes du Palais, se tourne vers l’assistance et annonce son plan : personne ne sortira tant que le mystère ne sera pas éclairci.

C’est là qu’entre en jeu John Paul Kelly ("appelez-moi JiPi"). Connu pour les décors somptueux de Deux sœurs pour un roi ou Une Merveilleuse histoire du temps, cet ancien architecte a imaginé et conçu l’immeuble et tous les décors de ce murder mistery à la beauté vénéneuse. Jipi revient pour nous sur ce travail titanesque.

Prise de contact

"Kenneth m’a appelé en me demandant si je voulais lire le script. Difficile de dire non ! Je l’ai lu et adoré. Et, comme pour n’importe quel script, si vous l’aimez la moitié du job est fait. On a convenu d’un rendez-vous et tout s’est très vite mis en place. En fait, au cours de notre meeting, on s’est aperçu qu’on était tous les deux fascinés par Venise. Et surtout par l’architecture de cette ville incroyable qui s’est construite par couches successives. La Sérenissime possède des immeubles incroyables, des palais magnifiques. On s’est tout de suite très bien entendu et quelques jours après on travaillait déjà ensemble. On a tout construit en studio. Tout, sauf les vues de Venise qui ont été tournées en extérieur dans la ville même. On a passé une semaine là-bas, et puis après, direction Pinewood pour tous les intérieurs du Palais. En plus des pièces du Palazzo, on a fait construire une maquette 1/3 de ce palais au studio, ce qui nous permettait de filmer les plans où les vagues lèchent la façade de l’immeuble et où l’orage gronde. On avait aussi la superficie de deux terrains de tennis qui étaient occupés par une réplique de la cité. C’est un vrai film de studio et cela nous a offert une grande liberté artistique".

Poirot dans tous ses étages

"Ce qui m’a tout de suite plu, c’est le mélange entre le murder mystery, le voyage intérieur de Poirot et des éléments d’horreur. J’ai une formation d’architecte à la base, donc ce que j’aime avant tout ce sont les scripts qui s’appuient sur le langage architectural. Le fait que le film se déroule entièrement dans un immeuble a piqué ma curiosité. Mais il y avait plus que ça : d’habitude, mon boulot consiste principalement à designer un background, un environnement, qui d’une certaine manière va nourrir le personnage, permettre de comprendre son histoire. Là, c’était différent : l’immeuble devenait un suspect. C’est comme si le Palazzo était assis avec les coupables potentiels. Du coup, les enjeux de la production design étaient tout à fait différents et beaucoup plus excitants. Je ne devais plus seulement imaginer un environnement, mais créer un personnage. Alors, oui, le caractère hybride du projet était amusant. Oui, illustrer le voyage intérieur de Poirot était intéressant. Mais créer cet immeuble, ça c’était génial ! et on a tout construit. A la fin de la production on pouvait se mettre au milieu de ce palais. Se tenir à côté du piano, monter les marches, entrer dans la bibliothèque…"

La sensation de Venise

"La première référence c’était Venise. On a passé beaucoup de temps Kenneth et moi sur place, pour visiter des lieux, trouver des idées. C’est un endroit magique. La ville est le résultat d’une histoire pluri-séculaire et mouvementée. Regardez les bâtiments : vous y verrez des immeubles mélangeant les styles byzantin, africain, européen ou antique… Et le look du film devait être aussi vaste et divers que celui de la ville. Mais on s’est imposé deux règles : d’abord garder un décor qui soit toujours au service de l’histoire, et ensuite rester constamment crédible dans notre architecture. Il fallait que le spectateur croit à notre palazzo. Le livre d’Agatha Christie ne nous a pas aidé tant que ça dans notre préparation. En tout cas moins que pour d’autres films adaptés. Mystère à Venise prend tellement de libertés avec l’œuvre originale, que le roman ne pouvait pas être une source d’influence esthétique. Mettre les pieds à Venise était tellement extraordinaire en soi que ça suffisait à nous abreuver."

A fond dans le décor

"La première question que m’a posé Kenneth fut : « comment réaliser un film d’une heure trente qui se déroule dans une seule maison et qui n’ennuie pas les gens ? ». Il faut varier les atmosphères. Donc dès le début je me suis dit qu’il fallait varier les tonalités de décors, réaliser des ambiances qui matchent forcément avec l’histoire qu’on racontait, mais qui soient aussi source de plaisir visuel pour le spectateur. Prenez le rez-de-chaussée. Il y a ce vestibule qui donne sur le canal et où peuvent entrer les gondoles. Je voulais que cet endroit soit inquiétant. Effrayant même. De là, on passait au sous-sol inondé, qui rappelait que Venise a les pieds dans l’eau, et est menacé constamment. J’avais aussi envie de jouer avec les clichés de la maison hantée, d’imposer une tension au spectateur afin qu’il ne sache jamais à quel moment il doit avoir peur ou bien se détendre. Ensuite, en montant quelques marches, on quitte cette atmosphère caverneuse et on arrive dans une immense salle, avec des proportions qui ressemble à une cathédrale. Cet espace ample, gothique même, permet à la caméra toute sorte de déplacements, et laisse de l’espace aux acteurs. Idéal pour le jeu et le déploiement de l’action. Par ailleurs, cette pièce nous donnait l’opportunité d’augmenter la tension et le sentiment d’effroi. La hauteur est en soi effrayante, mais on y a ajouté des fresques étranges, des statues d’anges qui scrutent les personnages de très haut… Pour le dernier niveau, là où se trouve la chambre d’Alicia, on voulait une ambiance plus… baroque. Avec Kenneth on avait même parlé d’une forêt enchantée. Un endroit où un enfant pourrait se perdre. Ca devait évoquer les terreurs ou les cauchemars enfantins. Puis, de là on parvenait à la terrasse. On a donc créé ces différentes atmosphères qui correspondaient aux différents niveaux du récit. Là où Kenneth a été très astucieux, c’est dans sa manière de révéler progressivement ces atmosphères, de mettre en scène ces endroits de manière très progressive. On parcourt les lieux à toutes vitesse avec les enfants au début du film et puis petit à petit, on découvre vraiment une pièce, un étage, une chambre…"

Sentence de solitude

« L’époque où se déroule le film était importante. Venise n’a pas été détruite par la guerre. Mais la ville était dans un état de pauvreté assourdissante fin 45. C’était un endroit désolé. Pauvre, sale, dangereux… Et cet endroit reflétait parfaitement l’état mental de Poirot. Tout comme l’intérieur dont j’ai parlé - labyrinthique, sombre, tortueux. On a cherché à retrouver l’esprit post guerre mondiale de Venise, sa tristesse… C’est une image de l’état d’esprit du héros, mais aussi de tous les personnages qui sont coincés dans ce palais. Tous les espaces que nous avons designé devaient créer de la confusion. Le personnage traverse une crise, il est littéralement perdu, et les décors comme l’architecture devaient traduire ça. Mieux ils devaient les faire ressentir aux spectateurs. »

Voir Venise et mourir

« Pour moi les deux films qui encapsulent le mieux Venise sont Mort à Venise mais surtout Don’t Look Now. Vu le sujet de Mystère à Venise, vu le mélange d’horreur et de surnaturel, le film de Roeg était forcément matriciel. Mais il fallait précisément s’en détacher pour ne pas que son ombre soit envahissante. Néanmoins, ça reste un des chef-d’œuvres de tous les temps. »