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Arte consacre sa soirée à la star de Bonnie & Clyde et Reds.

L'acteur-réalisateur et producteur Warren Beatty est à l'honneur ce soir, sur la 7e chaîne. Les festivités commencent à 20h50 avec Reds, son biopic de John Reed, un journaliste américain, qui est parti en Russie pendant la révolution d'octobre 1917. Sorti en 1981, il a valu à son créateur l'Oscar du meilleur réalisateur. A partir de minuit, la chaîne enchaînera avec un documentaire sur "celui incarne à lui seul tout le génie et tous les excès de Hollywood : acteur-réalisateur-producteur flamboyant doublé d'un séducteur impénitent". Avant de passer la soirée en sa compagnie, retour sur l'inoubliable carrière du héros de Bonnie and Clyde. Et c'est encore lui qui en parle le mieux. Première l'avait rencontré l'an dernier, à l'occasion de la sortie de son film Rules Don't Apply

Au sommaire de Première : Christopher Nolan, Dunkerque, Buffy, Romain Duris, T2 : Trainspotting, Warren Beatty...

LE DOSSIER WARREN

Ex-Dom Juan insatiable, ex-vedette capricieuse, ex-démiurge mégalo, Warren Beatty brise quinze ans de silence médiatique avec Rules don’t apply, divagation nostalgique sur Howard Hughes et l’Hollywood englouti des années 50. Attention : légende vivante.

Les femmes rient aux éclats. Warren Beatty est entré dans la pièce il y a moins d’une minute et a immédiatement fondu sur elles – un groupe de journalistes et d’attachées de presse londoniennes qu’il régale maintenant d’anecdotes et de bons mots. Le reste de l’assemblée – des gratte-papiers esseulés, venus des quatre coins d’Europe – observe le spectacle du coin de l’œil et engloutit des petits fours tout en se disant que Monsieur Beatty, 79 ans, fait décidément bien les choses. Dans ce sous-sol du Soho Hotel, ce qui aurait pu n’être qu’une vulgaire projection de presse vient de se transformer en un délicieux pince-fesses, légèrement hors du temps, au cours duquel la star du jour va prendre soin de serrer la main à la trentaine d’invités présents (« Hi, I’m Warren, from Hollywood », « Bonjour, je suis Warren, de Hollywood »). Quelque part entre le politicien en campagne et le nabab à l’ancienne. Classe. Il faut dire que l’événement est de taille – Beatty montre son premier long-métrage en quinze ans (il s’était retiré des affaires après la débâcle financière de Potins mondains et amnésie partielle en 2001), un film qu’il fantasme depuis le début des années 70, qu’il a écrit, produit, réalisé, et dans lequel il interprète Howard Hughes (le génie toqué qui avait la tête de Leonardo DiCaprio dans Aviator). « Mais précisez bien à vos lecteurs que ce n’est pas un biopic, je ne voudrais pas qu’ils soient déçus », nous glisse Warren avant que les lumières ne s’éteignent. Hughes est en effet secondaire dans le film, l’histoire de deux jeunes gens, un chauffeur et une apprentie actrice (Alden Ehrenreich et Lilly Collins) qui vont croiser la route du grand homme en 1958. Soit l’année exacte où Beatty a débarqué à Hollywood. Un monde qu’il n’allait pas tarder à dynamiter avec la bombe Bonnie and Clyde et qu’il contemple aujourd’hui avec juste ce qu’il faut de mélancolie. Dans sa carrière, les hauts ont été vertigineux (le hit Shampoo, l’Oscar du meilleur réalisateur pour Reds), les bas franchement abyssaux (le fameux fiasco Ishtar). Il n’avait pas parlé à la presse depuis le début du siècle. On ouvre les guillemets ?

PREMIERE : Ça fait quinze ans que tout le monde se demande où vous étiez passé, et vous revenez avec un film sur Howard Hughes, justement l’un des plus grands ermites de l’histoire d’Hollywood…

WARREN BEATTY : Oui, j’ai toujours aimé son côté Garbo. Reclus et excentrique. Mais ça n’a rien à voir avec moi ! J’étais simplement occupé à pouponner. Vous savez sans doute que ma vie a changé au début des années 90, quand j’ai eu la chance de rencontrer cette femme, cette Bening (« that Bening woman », il parle de son épouse l’actrice Annette Bening)… On a eu quatre enfants ensemble, je n’ai pas vu le temps passer.

Vous avez de toute façon toujours tourné à un rythme très parcimonieux…

J’ai eu la chance de débuter avec Elia Kazan (La Fièvre dans le sang, 1961). Le film a été un succès et ça m’a offert une liberté que beaucoup d’acteurs n’ont pas. Très jeune, j’ai donc décidé de ne pas passer ma vie à courir d’un plateau de tournage à l’autre. Je fais un film quand j’en ai envie. A mes yeux, c’est un peu comme vomir. Désolé pour l’image. Est-ce que j’aime vomir ? Non. Mais si c’est le seul moyen pour se sentir mieux, alors il faut y aller…

A quel moment précis vous avez l’impression de vomir ? Quand vous l’écrivez ? Quand vous le montrez au public ?

Oh, tout du long. Devoir affronter la réalité, voilà ce qui est compliqué. Katherine Hepburn a tourné son dernier film avec moi (Rendez-vous avec le destin, 1994) – j’étais dingue de Katherine, vraiment fou d’elle. Et elle m’avait dit : « Si le tournage se passe bien, tu peux être sûr que le film sera nul. » Elle avait raison. C’est dur, le cinéma, quand on prend ça au sérieux. Eprouvant.

Vous réfléchissez à ce film sur Hughes depuis le début des années 70. Qu’est-ce qui vous fascine à ce point chez lui ?

Je ne sais pas, j’ai passé ma vie à collecter des anecdotes à son sujet, il m’a toujours passionné. Il me fait rire. Je crois que ça tient aussi à l’immense liberté qu’il avait su s’offrir. Il était glamour, flamboyant, il voulait attirer l’attention des media. Il aimait les avions, le cinéma, les femmes. Voler, filmer et, hum… un mot qui commence par un « b » (« Flying, filming, and another word that starts with an F »). Il appartient aussi à cette époque, que j’ai connue mais qui a disparue, où la notion de vie privée avait encore un sens.

Vous l’avez déjà rencontré ?

Non, jamais. Mais je crois bien que j’ai parlé à tous les gens qui l’ont connu. Les femmes de sa vie, ses hommes de confiance. Bob MaheuKirk KerkorianJean PetersJean SimmonsJane RussellTerri Moore…  Je serais de toute façon incapable d’écrire un film sur quelqu’un que j’ai connu personnellement. Parce que c’est du cinéma, de la fiction. Dans Rules don’t apply, j’utilise des histoires qu’on m’a racontées, j’ignore si ce sont des ragots ou la vérité, je mélange les époques, je ne prétends jamais que c’est vrai. J’ai toujours aimé cette phrase de Napoléon : « L’histoire est une suite de mensonges sur lesquels on est d’accord. » Et celle-ci, de Churchill : « L’histoire me donnera raison puisque c’est moi qui l’écrirai. »

Ah, ça, c’est la phrase que Peter Biskind a placée en exergue du livre qu’il vous a consacré…

Je crois qu’il y a eu seize livres écrits sur moi, j’ai tous essayé de les lire, je n’ai jamais réussi à dépasser la dixième page. Tout est inventé, approximatif. Alors autant faire des films et assumer que c’est de la fiction, non ? J’ai souvent interprété des personnes ayant réellement existé. J’ai joué Bugsy Siegel, mais je n’ai rien à voir avec lui. Idem pour Clyde Barrow. D’ailleurs, quand on préparait Bonnie and Clyde, je voulais confier les rôles principaux à ma sœur (Shirley MacLaine) et Bob Dylan

Bande-annonce de Bonnie & Clyde

Vous lui avez vraiment proposé le rôle ?

A Bob ? Non. On ne se connaissait pas à ce point. Je m’amusais juste avec cette idée. J’ai toujours eu des idées de casting assez originales. J’avais proposé le rôle principal du Ciel peut attendre à Mohammed Ali. Mais il refusait d’arrêter les combats. On lui offrait des dizaines de millions de dollars alors il acceptait, il acceptait encore, même s’il devait pisser du sang pendant cinq semaines après ça…Je l’adorais, mais ça n’a pas pu se faire. Et finalement, mon narcissisme l’a emporté et je me suis comme toujours tourné vers l’acteur que j’aime le plus au monde : moi ! (Rires)

Vous n’avez peut-être rien à voir avec Bugsy Siegel ou Clyde Barrow, mais difficile de ne pas faire des parallèles entre Hughes et vous. Le pouvoir, les femmes, le goût du secret. La fin du film, avec Hughes affaibli, malade, sonne comme un adieu au vieil Hollywood. Tous les critiques de la planète vont écrire que c’est votre chant du cygne…

Je meurs presque toujours à la fin de mes films (Silence). Non, sérieusement, je ne sais pas quoi vous répondre. De toute façon, il me faut toujours au moins quinze ans avant de comprendre réellement le film que je viens de faire.

Vous parliez de liberté, celle de Hughes et celle que vous vous êtes offerte. Vous avez décidé de devenir producteur très tôt dans votre carrière, à une époque où les jeunes acteurs n’avaient pas l’habitude de faire ça. Ça vous venait d’où, cette ambition ?

Quand je suis arrivé à Hollywood, j’ai rencontré plein de gens, je me suis fait plein d’amis. Et ceux qui me fascinaient le plus étaient tous des producteurs : Sam GoldwynDavid SelznickDarryl ZanuckGeorge StevensWilly WillerFreddie ZinnemanDavid Lean… Ce sont eux qui faisaient sortir les films de terre, eux qui avaient le dernier mot. Je voulais faire partie de la bande. Si je vous demande qui a réalisé Autant en emporte le vent, vous allez me dire…

Victor Fleming…

Oui, sauf que c’est George Cukor. Celui qui est crédité n’est pas forcément celui qui a la vision. Autant en emporte le vent, c’est d’abord le film de Selznick.

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Du coup, ce désir de contrôle a fait que vous n’avez pas croisé la route des grands auteurs « Nouvel Hollywood » des années 70. Il y a eu Robert Altman avec John McCabe

Laissez-moi vous dire quelque chose à son sujet. Bob Altman était très doué pour… hum… (Beatty se tait pendant trente longues secondes, durant lesquelles il fait mine de se passer mentalement en revue tout un tas d’anecdotes scandaleuses ou hilarantes. Puis il reprend) Disons simplement que Bob était très doué ! (il explose de rire). Paix à son âme. C’était un film un peu fou. Les décors étaient construits au fur et à mesure du tournage. Mais le scénario lui aussi était en chantier. J’ai donc du mettre la main à la pâte, réécrire les dialogues en les truffant d’expressions de Virginie du Sud, d’où est originaire la famille de mon père. Bob expérimentait des prises de vue très complexes avec plusieurs caméras, beaucoup de brouhaha, et je me suis soudain retrouvé dans la peau du type trop sérieux qui disait : « Bob, il faudrait vraiment qu’on arrive à mettre ça en boîte. Que le spectateur comprenne où on veut en venir. Qu’on rende tel ou tel truc un peu plus intelligible. » Peu de temps après, j’ai enchaîné avec A cause d’un assassinat, de Alan J. Pakula. Très bon film, superbe photo de Gordon Willis. Mais il y a eu une grève des scénaristes, le script n’était pas encore fini quand le tournage a commencé. Une fois de plus, j’ai donc du me retrousser les manches et m’improviser scénariste. Après deux expériences comme celles-là, je ne pouvais plus continuer à me mentir. J’étais obligé d’admettre que si je désirais vraiment qu’un film existe, il valait mieux que je fasse tout moi-même. Produire, écrire, réaliser.

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C’est plus satisfaisant comme ça ?

Non, pas forcément. Je n’ai pas réalisé Bonnie and Clyde ou Shampoo et ce sont de très bons films. Un tournage, c’est de toute façon toujours un effort collectif. Sur Rules don’t apply, ça m’arrivait de me faire diriger par les jeunes comédiens. J’adore ça. Du moment que j’ai le dernier mot…

Donc vous ne regrettez pas de ne pas avoir tourné plus ?

Le plus important, ce sont mes quatre enfants et Annette. J’ai été rattrapé par ce petit truc qu’on appelle la vie.

Certes, mais vous n’étiez pas père de famille dans les années 70 et 80…

Non, mais il y a eu la politique à ce moment-là. C’était très important pour moi, parfois plus que les films. J’ai soutenu les candidatures de Bobby KennedyGeorge McGovernGary Hart, j’ai même pris un congé sabbatique d’un an dans les années 70 pour m’immerger dans les rouages du parti démocrate. On a essayé de me convaincre de me présenter à diverses élections…

Pourquoi est-ce que vous n’avez pas eu envie d’aller jusqu’au bout ? Vous auriez pu être Président !

C’est trop de souffrances. J’ai vu de très près les ravages que ça cause. A mes yeux, c’est comme être candidat à la crucifixion.

Vous parliez des biographies plus ou moins fantaisistes qu’on écrit sur vous. Moi, je paierais cher pour lire vos Mémoires…

Hum. Moui. On m’en parle parfois. Mais sur ce sujet, je crois que je suis dans cet état que Sigmund appelle le déni.

Et donc, pas de regrets sur les années passées à ne pas tourner ?

J’ai fait moins de films que la moyenne, c’est vrai. Mais je peux aujourd’hui me vanter d’être en activité depuis plus longtemps que n’importe qui. En 1958, quand je suis arrivé à Hollywood, j’étais toujours le plus jeune type dans la pièce. The youngest guy in the room. Aujourd’hui, ça y est, je suis enfin le plus vieux. Enfin, je veux dire, les soirs où Clint se couche de bonne heure…

Propos recueillis par Frédéric Foubert