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De Shotgun Stories à Midnight Special, la carrière de Jeff Nichols ressemblait jusqu’ici à une minutieuse ascension vers les sommets. Avec Loving, il déçoit pour la première fois.

Michael Shannon, l’acteur fétiche de Jeff Nichols, ne joue que cinq minutes dans Loving. Mais il se débrouille quand même pour hériter de la plus belle scène, dans le rôle d’un photographe de Life venu immortaliser Richard et Mildred Loving dans leur petite bicoque de Virginie. Dans les années 60, ce couple était devenu l’un des emblèmes de la lutte pour les droits civiques, en décidant de se marier alors que les lois de leur État interdisaient les unions « interraciales », puis en portant leur cause devant la Cour suprême, qui finit par changer la Constitution. La photo en question – Richard posant tendrement sa tête sur les genoux de Mildred, tandis que le couple regarde la télé en riant – illustra un article intitulé « The Crime of Being Married ». On voit Michael Shannon prendre ce cliché dans le film. Il est assis par terre, tapi dans un coin du living-room, et parvient à saisir cet instant fragile discrètement, sans un bruit.

Ce photographe qu’on remarque à peine, c’est, bien sûr, l’alter ego du cinéaste lui-même. Sa douceur et son tact sont ceux avec lesquels Nichols a décidé d’aborder cette histoire. Il ne voulait pas trop en faire. Ne surtout pas sombrer dans l’académisme, ou le pamphlet bruyant, ni tomber dans le piège du film à Oscars édifiant « d’après une histoire vraie ». Il slalome d’ailleurs impeccablement entre tous ces écueils. Mais à force d’être envisagé comme une profession de foi qui affirmerait en permanence la modestie de son regard, la douceur de son trait, Loving finit surtout par devenir un objet redoutablement mou, sans aspérités. Parfois beau, certes, mais beaucoup trop engourdi.

Mouchoir de poche

Les deux premiers longs de Jeff Nichols, Shotgun Stories et Take Shelter, étaient tellement électrisants qu’on s’était immédiatement mis à fantasmer l’immense réalisateur que ce jeune mec de l’Arkansas allait inévitablement devenir. Il n’y avait plus qu’à attendre qu’il crève le plafond. Pourtant, aussi vibrants et inspirés qu’ils soient par endroits, Mud et Midnight Special ont surtout confirmé sa nature de « petit » cinéaste, qui se confronterait à des mythologies immenses (de Mark Twain à Spielberg), mais serait plus à l’aise dans l’idée de la miniature, du mouchoir de poche. Et pourquoi pas, après tout ? En cela, il est proche de James Gray. Sauf que Gray parvient à insuffler une puissance romanesque et mythologique inouïe à ses mélodrames fabriqués avec trois bouts de ficelle. Nichols, lui, semble parfois perdu entre l’aisance avec laquelle il a défini son « territoire » de cinéma (qui est aussi un territoire géographique, celui du sud des États-Unis) et ce qu’il en fait. Ou plutôt, en l’occurrence, ce qu’il n’en fait pas... Si Loving confirme certaines de ses qualités (l’intro, sublime), on est surtout frappé à la vision du film par le très grand nombre de scènes sans enjeux, sans idées, sans rythme. Les dialogues sont souvent plats. Les personnages secondaires, très fades, se tiennent la plupart du temps les bras ballants à l’arrière-plan. Individuellement, Joel Edgerton et Ruth Negga sont très bons, mais leur couple ne fait pas d’étincelles. L’humilité du projet a beau être une forme d’hommage à Richard Loving (un homme de peu de mots qui fuyait les médias et voulait juste aimer en paix), elle se révèle à l’arrivée terriblement contre-productive. Dans le genre « amours interdites + feeling sudiste + lyrisme en chambre », un petit film comme Les Amants du Texas vibrait beaucoup plus fort. Drôle de cinéaste, ce Jeff Nichols. Il ne nous reste pas grand-chose à faire qu’à attendre son sixième film. Qui sait ? Il finira peut-être par crever le plafond.

Loving sort en salles le 15 février. Bande-annonce :