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Avec Le Client, vainqueur de l'Oscar du Meilleur film étranger, le réalisateur iranien d’Une Séparation continue de creuser le sillon d’un cinéma intimiste et moral.

À Cannes, il y a eu deux grands gagnants : Ken Loach, reparti avec la Palme d’Or, et Asghar Farhadi, dont le film a remporté deux prix sur sept possibles –meilleur acteur et meilleur scénario. Dans Le Client, il autopsie une nouvelle fois les répercussions d’un événement dramatique sur ses différents protagonistes. Comment réagiriez-vous à leur place, semble-t-il demander aux spectateurs ? Les faits : Rana est agressée chez elle par un inconnu et décide de ne pas porter plainte contre l’avis de son mari, Emad, qui n’aura de cesse que de retrouver le coupable. Le couple (tous deux sont comédiens) joue en parallèle au théâtre Mort d’un commis-voyageur, pièce sur le mensonge et le remords. La réalité rejoint-elle la fiction ou l’inverse ? Un peu trop démonstratif par endroits, Le Client propose néanmoins une réflexion toujours passionnante, pirandellienne, sur les rapports humains. Le Client vient de remporter l'Oscar du Meilleur film étranger, et Asghar ne s'est pas rendu à la cérémonie pour protester contre la politique de Donald Trump. Quand nous l'avions recontré à Cannes, Trump n'était pas encore élu...

Qu’est-ce qui vous a inspiré l’écriture du Client ?
J’ai toujours eu envie de faire un film en lien avec le théâtre. J’ai donc fait de mes personnages des comédiens. Par chance, j’ai trouvé avec Mort d’un commis-voyageur une pièce qui me permettait d’avoir une résonance profonde avec mon histoire. On a presque l’impression que les personnages ont d’abord vécu dans la pièce avant de vivre leurs vies.

Vous leur faites jouer Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller, qui est une tragédie de l’échec où tous les personnages ont tort et raison à la fois. Je le vois comme une parabole de votre cinéma et je me demande si cela n’appuie pas trop le propos du film
Je crois plutôt qu’il le complète. ll y a des personnages qu’on découvre dans la pièce avant de les découvrir dans l’histoire ; d’autres qu’on ne voit pas dans l’histoire et qu’on découvre en creux à travers la pièce. C’est un jeu de miroir permanent.

Pendant tout le film, vous maintenez le doute sur le caractère sexuel supposé de l’agression dont a été victime l’héroïne. Est-ce pour une question de censure en Iran ?
Ce n’est ni de la censure ni de la pudeur. Je dirais que c’est ma façon de construire un récit : dans À propos d’Elly ou Une Séparation, il y a aussi une scène manquante et fondatrice, à l’origine de la crise que traversent les personnages. C’est une ellipse qui m’intéresse car elle donne lieu à des spéculations et à une lecture plus riche pour le spectateur.

J’ai lu que le scénario avait dû être approuvé par l’État iranien. En quoi cela stimule-t-il ou contraint-il votre imagination ?
Dans la construction détaillée de votre histoire, c’est assez stimulant car cela vous incite à inventer un nouveau langage à même de contourner la censure. C’est ce qui fait, je pense, la force du cinéma iranien. D’une façon plus globale, c’est bien sûr restrictif puisque vous n’avez pas la liberté d’aborder tous les thèmes que vous souhaitez.

Avez-vous imaginé de le tourner en France ?
Rien ne l’interdisait. Tel que je l’ai conçu, il a finalement quelque chose d’assez iranien. Situer l’histoire dans un contexte et une société que je connais parfaitement m’a permis de donner une dimension plus complexe aux personnages.

Comme toujours dans vos films, il y a plusieurs degrés de lecture. Ici, Le mari s’approprie la douleur et la colère de son épouse et décide de la venger, précipitant la perte de son couple. Insinuez-vous que la société patriarcale iranienne creuse son propre tombeau ?
À mon avis, les enjeux dépassent un contexte socio-culturel précis. Je raconte l’histoire d’individus dont les comportements sont profondément humains -et donc universels.

Vous venez pourtant de dire que le film est très iranien dans l’esprit.
C’est un film réaliste qui contient par conséquent des traits caractéristiques de la société iranienne. Il aurait été typé autrement si j’avais tourné au Mexique. Cela ne change rien à ce que je raconte. Permettez-moi de vous rapporter une discussion que j’ai eue avec une journaliste canadienne à Toronto à qui j’ai demandé de se mettre à la place de l’héroïne. Aurait-elle porté plainte contre son agresseur ? Après avoir réfléchi, elle m’a répondu que non. Comment son mari aurait-il réagi ? Selon elle, il aurait été encore plus violent que mon personnage masculin. J’ai été étonné mais conforté dans mon idée que le propos du film est universel.

Il est aussi très féministe, comme dans tous vos films.
C’est juste. J’ai une empathie supérieure envers mes personnages féminins que j’essaie de ne pas imposer au spectateur en la diluant dans mon écriture.

Encore une fois, vous arrivez à créer le chaos dans des espaces confinés. Qu’est-ce qui vous intéresse tant dans le huis-clos ? Le fait d’emprisonner les personnages ?
Du fait de mon intérêt pour les questions intimes, il est évident que la maison s’impose comme un cadre privilégié. C’est un théâtre idéal qui me permet de me concentrer sur les personnages et leurs relations. En termes de mise en scène, je m’appuie aussi sur la structure de l’habitat, son architecture, son apparence en tant que reflet de l’espace mental des personnages.

Allez-vous tourner votre prochain film en Iran ?
Non, en Europe. Je peux vous dire que ce sera un coproduction franco-espagnole entre Memento et El Deseo, la société de Pedro Almodovar. Penélope Cruz a accepté le rôle principal. Nous entamerons le tournage en Espagne l’année prochaine.